
Pour
expliquer l’immense engouement qu’a provoqué la pièce Cyrano de Bergerac
d’ Edmond Rostand, en 1897, il faut connaître l’époque.
D’abord, un peu d’histoire est requise pour nous remettre en contexte. La France, devenue
République à la suite de la Révolution Française de 1789, a connu ensuite moult remous
politiques. Cet événement a marqué la fin de la monarchie royale en France. En effet, après plusieurs revirements, le roi
Louis XVI est destitué de ses fonctions puis
guillotiné et la République est proclamée en 1792. En 1799, Napoléon Bonaparte (1769-1821), général de la Révolution
française, prend le pouvoir par un coup d’état. Sous les titres de Premier Consul
à auto proclamé Empereur des Français, il règne sur la France jusqu’à 1815.
Ce génie militaire et fin stratège sera la source d’inspiration de nombreux auteurs de l’époque tels que Hugo,
Musset, Balzac, Stendhal, Tolstoï et Dostoïevski . Le fils de l’Empereur lui-même, Napoléon II (1811-1832), surnommé l’Aiglon dans un des poèmes
de Victor Hugo, inspirera d’ailleurs à Rostand son avant-dernière pièce L’Aiglon(1900). Après la défaite de Napoléon à Waterloo, la France quitte la période du Premier empire
pour entrer dans celle de la Restauration (de la royauté), de 1815 à 1830. Après 22 années de silence, le sang bleu refait surface : deux rois viennent se succéder, Louis XVIII et Charles X, pour une monarchie
en alliance avec une vie parlementaire cette fois. En 1830, ce régime fragile s’étiole sous le second roi, et arrive la Révolution de 1830, aussi appelée la Révolution de Juillet, que Victor Hugo
a d’ailleurs choisie comme toile de fond pour son célèbre roman Les Misérables.
Le duc Louis-Philippe D’Orléans, farouche défenseur du peuple, est élu lieutenant général du royaume de France. De 1848
à 1852, il y aura la Seconde République, puis de 1852 à 1870 le Second Empire sous Napoléon III. 1870 est marquée par la guerre
perdue contre la Prusse. Encore une fois, le régime changera et arrive enfin la Troisième République, qui se prolonge de 1870 à 1940, celle sous laquelle Edmond Rostand vivra la quasi-totalité de son
existence, lui qui est né en 1868 dans une famille bonapartiste. Or, en 1897, l’année où la pièce Cyrano de Bergerac est créée, la France a besoin de raviver son esprit
nationaliste. Elle est encore déçue de sa défaite contre la Prusse de 1870. En effet, Paris a été assiégée cette année-là
par les prussiens et leurs alliés allemands. Un scandale plus récent divise aussi les Français : l’affaire Dreyfus,
du nom de cet officier juif qui a été déporté en 1894 pour des motifs obscurs
et probablement antisémites. À cette époque, les auteurs s’impliquent énormément dans la sphère politique. Rostand,
qui s’est pourtant toujours tenu à l’écart de cette arène, se retrouve
rangé du côté des dreyfusards, comme l’auteur naturaliste Zola. Ajouté
à cela, la rivalité avec l’Angleterre est toujours bien présente dans les avancées coloniales. Donc, entendre un personnage
français fier et batailleur tel que Cyrano restaure l’esprit chauviniste du public parisien. Jules Lemaître, dans la
Revue des deux mondes écrit : « Des sentiments ou des instincts assez
étrangers à l’art sont venus seconder la réussite de cette exquise comédie romanesque .»[1] On appelle le tronçon
d’histoire de France de 1870 à la Première Guerre mondiale (1914-1918) :
La Belle Époque. Expositions universelles( 1889 et 1900), industrialisation, édification de la Tour Eiffel (1900),
électrification, téléphonie, construction du métro de Paris; ces quarante années sont
riches en innovations. De pair avec cette effervescence, il y a une grande affluence
dans les nombreuses salles de théâtre, surtout à partir de 1890. On adule de grands comédiens, par exemple Sarah Bernhardt,
on reconnaît les auteurs qui sont
dorénavant
rémunérés d’un pourcentage fixe des recettes.
Edmond
Rostand fait fortune avec son fameux cadet au long nez. Aller au théâtre à l’époque
est une activité mondaine prisée. Les bourgeois adoptent un code vestimentaire soigné pour cette sortie et désirent se faire
voir dans la salle autant qu’ils veulent voir le spectacle sur la scène. Un peu partout en ville, on joue du vaudeville,
comédie de « claquage de porte » dont Feydeau et Courteline portent l’étendard. Le boulevard , sous-genre
de la comédie, est à son heure de gloire. On importe aussi du Strindberg et du Ibsen.
Chez les auteurs locaux on compte Claudel, Zola, Dumas fils…Les nouvelles pièces foisonnent, qu’elle soient
d’action, au passé ou historiques, comme Cyrano, écrites en prose ou en vers,
il y en a pour tous les goûts. Tandis que Zola choque avec son Théâtre-Libre et sa volonté de naturalisme, le public se réconforte
dans le romantisme de cape et d’épée de Rostand et se détend devant les assauts contre la bourgeoisie.
Aziza,
Claude. « Pourquoi la France aime Cyrano », L’Histoire, no133
(mai 1990), p82-83
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